TERRY L. HUNT
Terry L. Hunt est professeur au département d’anthropologie de l’université d’Hawaï à Manoa, où il enseigne depuis 1988. Il a obtenu sa maîtrise en anthropologie à l’université d’Auckland en Nouvelle-Zélande et son doctorat en anthropologie à l’université de Washington, USA. Hunt mène des recherches archéologiques sur le terrain dans les îles du Pacifique depuis près de 30 ans, et il est actuellement directeur de l’école de fouilles archéologiques Rapa Nui de l’université d’Hawaï.
Chaque année, des milliers de touristes du monde entier prennent un long vol à travers le Pacifique Sud pour voir les célèbres statues de pierre de l’île de Pâques. Depuis 1722, date à laquelle les premiers Européens sont arrivés, ces figures mégalithiques, ou moai, ont intrigué les visiteurs. L’intérêt porté à la façon dont ces artefacts ont été construits et déplacés a conduit à une autre question : qu’est-ce qui a bien pu arriver aux personnes qui les ont créés ?
Dans le récit dominant du passé de l’île, les habitants – qui se désignent eux-mêmes comme “Rapanuis” et l’île comme “Rapa Nui” – sont les descendants d’une civilisation importante et prospère, mais ils se seraient condamnés eux-mêmes en dégradant leur environnement. Selon cette version des faits, un petit groupe de colons polynésiens est arrivé vers 800 à 900 après J.-C., et la population de l’île a d’abord connu une lente augmentation. Vers 1200, leur nombre croissant et leur obsession pour la construction de moai auraient exercé une pression constante sur l’environnement. À la fin du 17e siècle, les Rapanuis auraient déboisé l’île, déclenchant la guerre, la famine et l’effondrement culturel.
Jared Diamond, géographe et physiologiste à l’université de Californie, Los Angeles, a utilisé Rapa Nui comme parabole des dangers de la destruction de l’environnement. “En quelques siècles“, écrit-il dans un article publié en 1995 dans le magazine Discover, “les habitants de l’île de Pâques ont détruit leur forêt, ont conduit leurs plantes et leurs animaux à l’extinction et ont vu leur société complexe sombrer dans le chaos et le cannibalisme. Sommes-nous sur le point de suivre leur exemple ?” Dans son livre de 2005 intitulé Effondrement, Diamond décrit Rapa Nui comme “l’exemple le plus clair d’une société qui s’est détruite en surexploitant ses propres ressources“.
Deux éléments primordiaux selon Diamond seraient le grand nombre de Polynésiens vivant sur l’île et leur propension à abattre les arbres. Il examine les estimations de la population de l’île et affirme qu’elle pourrait dépasser 15 000 âmes à son apogée. Une fois que les grands palmiers ont été abattus, le résultat a été “la famine, un effondrement de la population et une descente au cannibalisme“. Lorsque les Européens sont arrivés au XVIIIe siècle, ils n’auraient trouvé qu’un semblant de cette civilisation passée.
Diamond n’est certainement pas le seul à considérer l’histoire de Rapa Nui comme un conte de moralité environnementale. Dans leur livre Easter Island – Earth Island, les auteurs John R. Flenley de l’université Massey de Nouvelle-Zélande et Paul G. Bahn s’inquiètent de ce que le sort de Rapa Nui pourrait signifier pour le reste de la civilisation humaine : “La convoitise de l’humanité est sans limite. Son égoïsme semble être génétiquement inné…. Mais dans un écosystème limité, l’égoïsme conduit à un déséquilibre croissant de la population, à un effondrement de la population et finalement à l’extinction“.
Lorsque je suis allé pour la première fois à Rapa Nui pour mener des recherches archéologiques, je m’attendais à ce que cette histoire soit confirmée. Au lieu de cela, j’ai trouvé des preuves qui ne correspondaient tout simplement pas à la chronologie sous-jacente. En examinant de plus près les données de fouilles archéologiques antérieures et de travaux similaires dans d’autres îles du Pacifique, j’ai réalisé que la plupart des affirmations concernant la préhistoire de Rapa Nui étaient des spéculations. Je suis maintenant convaincu que l’effondrement environnemental auto-induit n’explique tout simplement pas le déclin des Rapanuis.
Les datations obtenues par le radiocarbone (carbone 14) est issu d’un travail que j’ai mené avec un collègue et plusieurs étudiants au cours des dernières années. Les données paléoenvironnementales qui s’y rapportent donnent une explication différente de ce qui s’est passé sur cette petite île. L’histoire est plus complexe que ce qui est habituellement décrit.
Les premiers colons sont peut-être arrivés bien après de ce que l’on pensait initialement, et ils n’ont pas voyagé seuls. Ils ont apporté des poulets et des rats, qui servaient de nourriture. Mais le plus important, c’était ce que mangeaient les rats. Ces rongeurs prolifiques ont peut-être été la cause principale de la dégradation de l’environnement de l’île. L’utilisation de Rapa Nui comme exemple d’écocide, comme l’a écrit Diamond, constitue un récit convaincant, mais la réalité de l’histoire tragique de l’île n’en est pas moins différente.
Plus de 3 000 kilomètres d’océan séparent Rapa Nui de l’Amérique du Sud, le continent le plus proche. L’île habitée la plus proche est Pitcairn (colonisée par les tristement célèbres mutins du Bounty au XVIIIe siècle), qui se trouve à plus de 2 000 kilomètres à l’ouest. Rapa Nui est petite, elle ne fait qu’environ 171 kilomètres carrés et se trouve juste au sud des tropiques, de sorte que son climat est un peu moins accueillant que celui de nombreuses îles tropicales du Pacifique. Les vents violents, les embruns salés et les fortes variations des précipitations peuvent y rendre l’agriculture difficile.
La flore et la faune de l’île de Pâques sont limitées en nombre et diversité. En dehors des poulets et des rats, il y a peu de vertébrés terrestres. De nombreuses espèces d’oiseaux qui habitaient autrefois l’île sont aujourd’hui localement éteintes. De grands palmiers du genre Jubaea ont longtemps couvert une grande partie de l’île, mais ils ont eux aussi fini par disparaître. Une étude récente de l’île n’a trouvé que 48 espèces de plantes indigènes différentes, dont 14 introduites par les Rapanuis.
Les récits des visiteurs européens à Rapa Nui ont été utilisés pour soutenir qu’au moment de la découverte européenne en 1722, les Rapanuis étaient en déclin, mais les rapports sont parfois contradictoires. Dans son journal, l’explorateur néerlandais Jacob Roggeveen, qui a été le premier Européen à Rapa Nui, a dépeint l’île comme pauvre et sans arbres. En revanche les commandants de ses trois navires l’ont décrite eux comme “extrêmement fertile, produisant des bananes, des pommes de terre, des cannes à sucre d’une épaisseur remarquable, et bien d’autres sortes de fruits de la terre….Cette terre, en ce qui concerne son sol riche et son bon climat, est telle qu’elle pourrait devenir un paradis terrestre, si elle était correctement travaillée et cultivée“. Dans son propre récit de voyage, un des collaborateurs de Roggeveen écrira quant à lui qu’il avait repéré “des pans entiers de forêt” au loin.
Autre visiteur européen du XIXe siècle, J. L. Palmer, a déclaré dans le Journal of the Royal Geographic Society qu’il avait vu “des troncs de grands arbres, des Edwardsia, des cocotiers et des hibiscus“. Les cocotiers étant une introduction récente sur l’île, Palmer a peut-être vu le palmier Jubaea, aujourd’hui disparu.
L’Histoire ne répond pas aux nombreuses interrogations demeurées en suspens. Quant aux scientifiques qui ont longtemps essayé de combler les lacunes sur la préhistoire de l’île de Pâques, ils ont parfois contribué à la confusion.
L’explorateur et anthropologue norvégien Thor Heyerdahl a visité Rapa Nui dans les années 1950 et a suscité l’intérêt mondial pour les moai et des grandes fondations en pierre, ahu, sur lesquelles ces statues étaient souvent placées. Mais il a également contribué à répandre des conclusions éronées. Heyerdahl pensait que les îles polynésiennes, dont Rapa Nui, avaient été colonisées par des voyageurs venus d’Amérique du Sud plutôt que du Pacifique occidental. En 1947, il lance sa célèbre expédition Kon-Tiki, dirigeant un petit bateau en bois et autres matériaux de base du Pérou vers les îles Tuamotu pour prouver que le voyage aurait été possible pour les peuples préhistoriques. En 1955, il dirige une expédition archéologique sur Rapa Nui. Il a fait valoir que l’île avait été colonisée depuis l’est et a mis en évidence les similitudes entre les statues de l’île de Pâques et la maçonnerie sud-américaine. Quelques décénies plus tard, les preuves linguistiques et géologiques ont fermement établi l’origine polynésienne des Rapanuis, mais les conclusions d’Heyerdahl continuent encore de nos jours à être véhiculées.
Son équipe a daté un échantillon de charbon de bois, découvert sur la péninsule de Poike et indiquant vraisemblablement le site d’un ancien foyer, a 400 après JC. Combiné à l’idée alors répandue que la langue rapanui présentait les caractéristiques d’une séparation très ancienne des autres languages polynésiens, les chercheurs ont conclus à la colonisation humaine de l’île au Vème siècle après J.-C. Plus récemment, cependant, les archéologues ont rejeté la métodologie de la datation. Et d’autres se sont demandés si les caractéristiques linguistiques ne reflétaient plutôt un long isolement de Rapa Nui au lieu d’une colonisation précoce. Cette dernière phase de recherche a commencé à indiquer que 800-900 après J.-C. était la date la plus probable de la colonisation humaine.
Bien que les archéologues aient effectivement consacré beaucoup d’efforts à déterminer la date de colonisation de l’île, une grande partie de leur travail s’est également focalisée sur l’étude des changements que ces premiers colons ont apportés, en particulier la déforrestation. L’équipe de Heyerdahl a ainsi prélevé des échantillons de pollen qui ont montré que les palmiers étaient autrefois abondants sur l’île. Au cours de leurs fouilles, les membres de l’expédition ont aussi trouvé des éléments révélateurs de la présence de racines, indiquant une végétation plus répandue dans le passé et la possibilité que des humains soient la cause de la perte du couvert forestier.
Flenley a fourni une grande partie des analyses allant dans ce sens. À la fin des années 1970 et dans les années 1980, il a recueilli et analysé des carottes de sédiments provenant de trois zones : Rano Aroi, un cratère près du centre de l’île ; Rano Raraku, un cratère adjacent à la carrière où de nombreuses statues ont été sculptées ; et Rano Kau, un cratère dans le coin sud-ouest de l’île. Chacune de ces dépressions abrite un lac peu profond qui recueille les sédiments d’autres parties de l’île soufflés par le vent.
Sa meilleure preuve est venue d’une carotte de 10,5 mètres prélevée à Rano Kau, qui a montré que l’île avait été boisée pendant des dizaines de milliers d’années, avant la disparition des arbres, un processus qui se serait déroulé entre 800 et 1500 après J.-C. Mais plus récemment, Flenley lui-même et d’autres scientifiques (Kevin Butler de l’université Massey, Nouvelle-Zélande et Christine A. Prior du laboratoire Rafter Radiocarbon, Nouvelle-Zélande) ont émis des doutes sur la validité de ces dates au radiocarbone. En 2004, ils ont montré que les échantillons de sédiments en vrac provenant de ces endroits contiennent souvent du carbone qui est considérablement plus ancien que le moment du dépôt, ce qui suggère que le chronologie proposée initialement par Flenley pourrait être trop vieille de plusieurs centaines d’années dans la datation des défrichements forestiers anthropiques de l’île.
D’autres travaux archéologiques et paléo-environnementaux ont également remis en question les hypothèses de longue date sur la préhistoire de Rapa Nui. Catherine Orliac, du Centre National de la Recherche Scientifique (CRNS, France) a mené une étude remarquable sur 32.960 spécimens de bois, de graines, de fibres et de racines. En plus d’identifier 14 taxons non observés auparavant sur l’île, elle a démontré que la principale source de combustible du Rapanui a changé de façon spectaculaire. Entre 1300 et 1650 après J.C., les habitants brûlaient le bois des arbres, et ils ont utilisé l’herbe, les fougères et d’autres plantes similaires comme combustible après cette date. Orliac a également fait valoir qu’au moins dix taxons de végétation forestière ont pu persister jusqu’aux premières arrivées occidentales sur l’île.
Dans une autre étude, Orliac a examiné les restes de coquilles de graines du palmier Jubaea. Ces échantillons carbonisés, rongés par les rats, ou associés à des outils, constituent une preuve sans équivoque : ces graines sont toutes tombées après 1250.
Andreas Mieth et Hans-Rudolf Bork, de l’université Christian-Albrechts de Kiel en Allemagne, ont étudié le processus de déforestation de Rapa Nui. Étudiant plusieurs échantillons provenant principalement de la péninsule de Poike, ils ont conclu que les palmiers de Jubaea couvraient autrefois la plus grande partie de l’île. Selon eux, la déforestation a commencé vers 1280 après J.C. Les Rapanuis ont abandonné la péninsule pendant 200 ans, mais l’ont ensuite repeuplée en certains endroits entre 1500 et 1675.
En 2003, le géologue Dan Mann et ses collègues ont obtenu des dates de radiocarbone non pas à partir d’échantillons en vrac, mais à partir de morceaux de charbon de bois trouvés dans les sols de l’île. Ils ont fait état d’anciens épisodes d’érosion sévère qui, selon leur mesure au radiocarbone, ont commencé peu après 1200 après J.-C. Leur étude, comme celle de Mieth et Bork, a montré que les déforestations ont eu lieu entre 1200 et 1650 après J.-C., sans aucun signe d’impact humain avant cette période. Les conclusions communes des équipes de Mann et celle de Mieth / Bork soutiennent que la population présente avant le XIIIème s. devait être peu nombreuse ou passagère. Ce n’est que lors de l’augmentation significative des habitants que les indications enregistrées dans les archives paléoenvironnementales deviennent claires .
Mais ce scénario comporte également plusieurs points critiquables. Il implique une petite population fondatrice avec un taux de croissance lent et un faible impact écologique. Après avoir mené nos propres études sur Rapa Nui, nous avons commencé à nous demander si le manque de preuves quant à une occupation humaine avant 1200 ne prenait alors pas tout son sens et que l’île n’avait pas été colonisée aussi tôt qu’admis communément.
Lors de ma première visite à Rapa Nui, en mai 2000, je ne pensais pas que je finirai par remettre en question ce que je croyais savoir du passé de l’île. En effet, mon premier voyage sur l’île était avant tout touristique, et non archéologique. Mais pendant mon séjour, j’ai rencontré un de mes anciens étudiants, Sergio Rapu, le premier gouverneur natif de Rapa Nui. Rapu avait étudié l’archéologie en tant qu’étudiant de troisième cycle à l’université d’Hawaï. Il m’a invité à faire des recherches sur Rapa Nui. Avant cela, l’idée d’y travailler ne m’avait pas vraiment traversé l’esprit. J’avais prévu de diriger une école d’archéologie sur le terrain à Fidji cet été-là, mais lorsqu’un coup d’État violent y a débuté en mai, mon enthousiasme s’est vite éteint. Rapa Nui me semblait désormais un endroit attrayant pour y organiser les sessions.
En 2004, nous avons commencé de nouvelles fouilles à Anakena. Cette plage de sable blanc serait l’endroit où les premiers colons ont débarqué. Presque partout ailleurs sur l’île le rivage est constitué de falaises ou de rochers. C’est pourquoi les anthropologues sont daccord pour définir l’endroit et ses alentours comme bases des premières installations humaines. Nous avions l’intention d’y étudier les ressources et les changements environnementaux, et non la chronologie de base, que nous supposions déjà définie. Nous avons creusé dans le sable dont la belle stratification, totalement intacte, s’est révélée être le rêve de tout archéologue. L’intégrité des couches s’est avérée très utile pour retracer les différents évènements et leurs dates, à. Mais les fouilles n’ont pas été si faciles. Le sable d’Anakena est meuble et non solidifié. Au fur et à mesure que nous avons creusé, les fosses sont devenues de plus en plus dangereuses. Les chevaux qui galopaient sur la plage provoquaient des vibrations dans les couches de sable, métant nos nerfs à l’épreuve: nous craignions que quelqu’un soit enterré vivant dans la fosse.
Finalement, nous avons atteint le fond du sable. Dans les 3 à 5 centimètres supérieurs de l’argile sous-jacente, nous avons déterré des fragments de charbon de bois (indiquant l’utilisation du feu), des os (y compris ceux du rat polynésien, une espèce qui vivait avec les colons) et des tessons d’obsidienne en flocons (un signe évident de l’artisanat humain). En dessous, nous n’avons rien trouvé qui suggère une activité humaine. Au contraire, l’argile ancienne était criblée de vides irréguliers, des endroits où le sol s’était autrefois modelé autour des racines du palmier Jubaea, disparu depuis longtemps.
Nous avions trouvé la couche contenant les premiers matériaux liés à l’homme sur le site d’ Anakena, et assumant que ce site était l’emplacement des premièrs arrivants sur l’île, nous pouvions déterminer la date de la première installation humaine. Quelle ne fut pas ma déception lors des résultats de la datation au radiocarbone. Quelque chose ne cadrait pas. Les dates les plus anciennes n’avaient que 800 ans environ, ce qui impliquait un début d’occupation humaine vers 1200 après J.C. Les dates des couches stratigraphiques les plus proches de la surface étaient progressivement plus jeunes, ce qui écartait toute possibilité d’une contamination de nos échantillons par du carbone plus récent. Il n’y avait vraiment aucun moyen d’expliquer ces chiffres, du moins pas dans le cadre du modèle chronologique de Rapa Nui admis alors par la communauté scientifique qui considérait une instalation bien antérieure. J’ai rapidement mis de côté mon amertume et ai décidé d’essayer de comprendre plus tard ce qui avait pu mal tourner.
Figure 1. En 2004 et 2005, l’auteur a mené des fouilles sur la plage d’Anakena et a découvert que les hommes ne sont arrivés sur l’île qu’il y a environ 900 “années radiocarbone”, ce qui, après avoir appliqué les corrections appropriées, correspond à environ 1200 après J.-C. Huit dates (avec les marges d’erreur) provenant d’échantillons de charbon trouvés au cours des fouilles sont reportées sur la couche stratigraphique dans laquelle elles ont été trouvées (le dessin n’est pas à l’échelle).
Figure 2. Des études antérieures d’échantillons contenant des indications de la présence humaine sur l’île (des morceaux de charbon de bois, par exemple, suggérant des feux allumés par l’homme à proximité) ont donné 45 dates radiocarbone publiées de plus de 750 ans (graphique à gauche). Pourtant, après que l’auteur et son collègue Carl Lipo aient éliminé ces données en utilisant des critères de fiabilité reconnus, il ne restait que neuf dates (parties ombragées des barres). La majorité des résultats acceptés avaient des âges radiocarbone proches de 900 ans (environ 1200 après J.C.). L’échantillon unique donnant un âge radiocarbone plus précoce a montré de grandes incertitudes de mesure, correspondant à une large gamme de dates possibles entre 657 et 1180 après J.-C., ce qui est également compatible avec l’idée d’une présence humaine sur l’île vers 1200 après J.-C. Des études sur la déforestation à Rapa Nui ont trouvé des signes d’activité humaine commençant il y a environ 800 ans (graphique à droite). L’absence de preuves d’activité humaine avant cette date peu s’expliquer par le fait que la population initiale était peu nombreuse et avait peu d’impact sur l’environnement ou que l’homme n’était tout simplement pas présent avant.
Lorsque la copie papier du rapport est arrivée quelques semaines plus tard, j’ai examiné à nouveau les données. Plus j’y regardais de près, plus il me semblait que nos résultats n’étaient pas erronés. J’ai alors consulté mon ami et collègue Atholl Anderson de l’université nationale australienne. Il avait effectué un examen minutieux des dattes au radiocarbone provenant de Nouvelle-Zélande et avait conclu que les premiers colons étaient arrivés dans ce pays vers 1200 après J.-C., soit plusieurs centaines d’années plus tard que ne l’avaient cru les archéologues. Leur premières réactions à ses études ont été assez froides, et des preuves supplémentaires ont prouvé qu’il avait raison. Ayant vécu cette expérience, Anderson m’a conseillé de garder l’esprit ouvert et de faire confiance à mes données plus qu’à des idées préconçues.
En 2005, Lipo et moi sommes retournés avec nos étudiants à Anakena et avons localisé une autre partie de la dune où les couches les plus profondes contenant des vestiges d’occupation seraient plus faciles d’accès. Nous avons découvert une grande partie de l’argile sous le sable et prélevé des échantillons pour une datation radiocarbone plus poussée. Les deux dates supplémentaires de la couche basale étaient tout à fait cohérentes avec nos résultats précédents.
La chronologie conventionnelle était-elle tout simplement erronée ? Lipo et moi avons examiné de plus près les preuves d’une colonisation humaine antérieure. Nous avons évalué 45 dates au radiocarbone publiées antérieurement et indiquant la présence humaine il y a plus de 750 ans en utilisant un protocole “d’hygiène chronométrique”. Nous avons rejeté les dates mesurées à partir de sources peu fiables, comme les organismes marins, qui nécessitent des corrections pour le carbone plus ancien provenant de l’environnement marin. Nous avons également rejeté les dates uniques qui n’étaient pas confirmées par une deuxième date provenant du même contexte archéologique. Le fait de n’utiliser que des dates appariées contribue à garantir la fiabilité des données. Nos normes étaient plus complètes que celles utilisées par Anderson dans son étude sur la Nouvelle-Zélande, mais il ne nous restait que neuf dates acceptables. Avec ce “nettoyage”, les preuves de la première occupation vers 800 après J.-C. se sont tout simplement effondrées.
Bien que nos résultats ne concordent pas avec la date d’arrivée des premiers colons communément admise pour Rapa Nui, ils correspondent à la chronologie de la déforestation qu’Orliac, Mann, Mieth et Bork ont établie. Il suffit d’abandonner l’idée d’une petite population ou d’une population transitoire. Au lieu de cela, nous postulons que, dès le départ, l’impact environnemental était généralisé.
L’idée que les humains ne sont arrivés à Rapa Nui que vers 1200 après J.-C. n’est pas la seule chose qui m’a fait reconsidérer mes hypothèses sur l’île. Les recherches menées sur d’autres îles du Pacifique fournissent un parallèle convaincant et une explication possible des dommages causés à l’environnement de l’île.
Figure 3. De nouvelles preuves jettent un doute sur la chronologie traditionnellement admise de Rapa Nui. La théorie de l’effondrement de l’environnement repose sur une colonisation précoce et un pic de population important (en haut). Un calendrier révisé qui prend en compte les dates récentes au radiocarbone indique un peuplement initial vers 1200 après J.C. (en bas). Selon cette version des événements, la population humaine n’a jamais dépassé 3 000 habitants et les rats ont joué un rôle dominant dans la déforestation de l’île. Dans ce scénario, la culture rapanui n’a décliné de manière significative qu’après l’arrivée des Européens. Un siècle et demi après le contact initial, la maladie et l’esclavage ont réduit la population de Rapa Nui à environ 100 habitants.
Pendant des milliers d’années, la plus grande partie de Rapa Nui a été couverte de palmiers. Les échantillons de pollen montrent que le palmier de Jubaea s’est établi il y a au moins 35 000 ans et a survécu à un certain nombre de changements climatiques et environnementaux. Mais à l’arrivée de Roggeveen en 1722, la plupart de ces grandes fôrets avaient disparu.
Toutes les coquilles des graines de palmier trouvées dans les grottes ou lors de fouilles archéologiques comportent les traces des rongeurs. L’expérience d’autres régions du Pacifique montre que les rats ont souvent contribué à la déforestation. Ces rongeurs ont peut-être également joué un rôle majeur dans la dégradation de l’environnement de Rapa Nui. L’archéologue J. Stephen Athens de l’Institut International de Recherche Archéologique a mené des fouilles sur l’île hawaïenne d’Oahu et a découvert que la déforestation de la plaine d’Ewa a eu lieu en grande partie entre 900 et 1100 après J.-C., alors que les preuves de présence humaine dans cette partie de l’île ne sont pas antérieures à 1250. Aucun évènement climatique ne peut expliquer la disparition des palmiers. En revanche le rat polynésien (Rattus exulans), introduit sur l’île par les premiers colons, était présent dans la région dès 900 après J.-C. Athens a démontré que ce sont les rats qui ont déboisé de grandes zones d’Oahu. Les paléobotanistes ont démontré l’effet destructeur des rats sur la végétation indigène sur un certain nombre d’autres îles également, même celles qui sont aussi diverses écologiquement que la Nouvelle-Zélande. Dans les zones où les rats sont éliminés, la végétation se couvre à nouveau rapidement. Et sur l’île de Nihoa, dans le nord-ouest des îles hawaïennes, où aucune preuve de l’installation des rats n’a été découverte, la végétation indigène de l’île survit encore et ce malgré une installation humaine préhistorique.
Que les rats aient été des passagers clandestins ou amenés volontairement sur l’île de Pâques (constituant une source de protéines pour les voyageurs polynésiens), ils auraient trouvé sur Rapa Nui un environnement propice, une réserve presque illimitée de nourriture de qualité et, à part l’homme, aucun prédateur. Dans un cadre idéal comme celui-ci, les rats peuvent se reproduire si rapidement que leur population doublerait toutes les six ou sept semaines. Un seul couple pourrait ainsi atteindre une population de presque 17 millions d’individus en un peu plus de trois ans. Sur l’atoll de Kure, dans les îles hawaïennes, à une latitude similaire à celle de Rapa Nui, mais avec une réserve de nourriture plus faible, la densité de population du rat polynésien a atteint dans les années 1970 45 individus par acre. Sur Rapa Nui, cela équivaudrait à une population de rats de plus de 1,9 million. Avec une densité de 75 par acre (estimation fonction de l’abondance passée de nourriture), le nombre de ces rongeurs aurait pu dépasser les 3,1 millions.
Les preuves recueillies ailleurs dans le Pacifique rendent difficile de croire que les rats n’auraient pas causé une dégradation rapide et généralisée de l’environnement sur Rapa Nui. Mais il reste à savoir quel a été leur incidence par rapport aux changements causés par les humains, qui coupaient les arbres pour un certain nombre d’usages et pratiquaient l’agriculture sur brûlis. Il existe des preuves substantielles que ce sont les rats, plus que les humains, qui ont conduit à la déforestation. Notre travail à Anakena, ainsi que des études archéologiques précédentes, ont permis de trouver des milliers d’os de rats. Il semble que la population de rats polynésien ait rapidement augmenté, puis ait diminué par la suite avant de s’éteindre face à la concurrence des espèces de rats introduites par les Européens. La quasi-totalité des coquilles de graines de palmier découvertes sur l’île montrent des signes de rongement, ce qui indique que les rats polynésiens, autrefois redoutables, ont effectivement affecté la capacité de reproduction du palmier Jubaea. L’analyse des sédiments obtenus au Rano Kau, qui, comme les preuves hawaïennes, semble indiquer que la forêt a décliné (laissant moins de bois dans les sédiments) avant l’utilisation intensive du feu par les hommes, va en ce sens.
Avec la deuxième série de datation au radiocarbone (automne 2005), un tableau complet de la préhistoire de Rapa Nui s’est mis en place. Les premiers colons sont arrivés d’autres îles polynésiennes vers 1200 après J.-C. Leur nombre a augmenté rapidement, peut-être de trois % par an, ce qui serait similaire à la croissance rapide observée ailleurs dans le Pacifique. Sur l’île de Pitcairn, par exemple, la population a augmenté de 3,4 % par an après 1790 (installation des mutins du Bounty). Pour Rapa Nui, une croissance annuelle de 3 % signifierait qu’une population colonisatrice de 50 personnes serait passée à plus d’un millier en un siècle environ. La population de rats aurait explosé encore plus rapidement, et la combinaison de la coupe des arbres par l’homme et de la consommation des graines par les rats aurait entraîné une déforestation rapide.
Ainsi, à mon avis, il n’y a pas eu de période prolongée pendant laquelle la population humaine a vécu dans une sorte d’équilibre idyllique avec l’environnement fragile.
Il semble également que les insulaires ont construits des moai et des ahu peu après s’être installé sur l’île. La population humaine a probablement atteint un maximum d’environ 3 000 personnes ou un peu plus vers 1350 après J.-C. et est restée assez stable jusqu’à l’arrivée des Européens. Les limites environnementales de Rapa Nui auraient empêché la population de croître beaucoup plus. Lorsque Roggeveen est arrivé en 1722, la plupart des arbres de l’île avaient disparu, mais la déforestation n’a pas provoqué l’effondrement de la société, comme l’ont affirmé Diamond et d’autres.
Il n’existe aucune preuve fiable que la population de l’île ait jamais atteint 15 000 habitants ou plus, et l’effondrement de l’ancienne société rapanui n’est pas due à des conflits internes mais au contact avec les Européens. Lorsque Roggeveen a débarqué sur les côtes de Rapa Nui en 1722, quelques jours après Pâques (d’où le nom de l’île), il a emmené plus de 100 de ses hommes avec lui, et tous étaient armés de mousquets, de pistolets et de coutelas. Avant d’avoir avancé très loin, Roggeveen entendit des coups de feu provenant de l’arrière du groupe. Il s’est retourné pour trouver 10 ou 12 habitants de l’île morts et un certain nombre d’autres blessés. Ses marins ont affirmé que certains Rapanui s’étaient montrés menaçants. Quelle que fut la provocation, le résultat ne présageait rien de bon pour les habitants de l’île. Les maladies nouvellement introduites, les conflits avec les envahisseurs européens et l’asservissement ont suivi au cours du siècle et demi suivant, et ce sont bien là les principales causes de l’effondrement. Au début des années 1860, plus d’un millier de Rapanuis ont été enlevés de l’île pour servir d’esclaves, et à la fin des années 1870, il n’étaient plus qu’une centaine. En 1888, l’île a été annexée par le Chili. Elle fait toujours partie de ce pays aujourd’hui.
Dans les années 1930, l’ethnographe français Alfred Metraux visite l’île. Il a plus tard décrit la disparition des Rapanuis comme “l’une des atrocités les plus hideuses commises par les hommes blancs dans les mers du Sud“. C’est un génocide, et non un écocide, qui a causé la disparition des Rapanuis. Une catastrophe écologique a bien eu lieu à Rapa Nui, mais elle est le résultat de plusieurs facteurs, et pas seulement de l’aveuglement des habitants.
Je crois que le monde est aujourd’hui confronté à une crise environnementale mondiale sans précédent, et je vois l’utilité des exemples historiques des pièges de la destruction de l’environnement. C’est donc avec un certain malaise que j’ai conclu que Rapa Nui ne fournit pas un tel modèle. Mais en tant que scientifique, je ne peux pas ignorer les problèmes que pose le récit accepté de la préhistoire de l’île. Les erreurs ou les exagérations dans les arguments en faveur de la protection de l’environnement ne font que conduire à des réponses trop simplifiées et nuisent à la cause de l’environnementalisme. Nous finirons par nous demander pourquoi nos réponses simples n’ont pas suffi pour faire la différence face aux problèmes actuels. Les écosystèmes sont complexes, et il est urgent de mieux les comprendre. Il est certain que le rôle des rats sur Rapa Nui montre l’impact potentiellement dévastateur, et souvent inattendu, des espèces inva- sives. J’espère que nous continuerons à explorer ce qui s’est passé à Rapa Nui, et que nous tirerons les autres leçons que l’histoire de cet avant-poste éloigné a à nous apprendre.
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